C’est le printemps, ma saison préférée, mon 93ième , ce qui fait de moi la doyenne de votre paroisse. Il a toujours été et est encore pour moi une grande source de réconfort, d’espoir et de promesses tenues puisque l’été le talonne avec son lot d’abondance. Nous en avions et en avons toujours besoin. Je ne vais pas vous raconter le détail de cette vie de l’époque car nombre de romans, de téléromans, de films nous la font voir avec justesse. Il y avait beaucoup moins de diversité qu’aujourd’hui dans la manière de vivre des gens mais je vais tout de même vous donner quelques détails. La vie, surtout pour les agriculteurs, s’orchestrait au rythme des saisons.

Le printemps  

Je suis née au Mont-Lebel, le 1er mai 1919. La vie m’a bien servie en me laissant naître le 1er mai. Un jour (je ne sais plus quand) on lui a donné le nom du Jour des travailleurs. On ne pouvait mieux dire, car si j’avais à résumer ma vie en un mot, je crois bien que je choisirais le mot travail. Je suis la dernière d’une famille de 9 enfants. Mon père Félix, un homme travailleur et enjoué, a cultivé la terre. Ma mère Anna Thibeault, une femme dévouée à sa famille, a aussi pris grand soin de son voisinage puisqu’elle a assisté nombre d’accouchements et apporté son soutien à plusieurs malades. Une enfance, somme toute, très heureuse. La période scolaire était de bien courte durée. Très jeune, il nous fallait participer aux nombreuses tâches de maison. On n’apprenait pas la vie dans les livres mais en la travaillant. Lorsque j’étais jeune, durant le mois de mai, qu’on appelait mois de Marie, les gens se réunissaient, aux croix de chemins pour prier et c’est dans cette circonstance (qui ne risque pas de se reproduire aujourd’hui) que j’ai rencontré Josaphat. Deux ans plus tard en 1937, on se mariait puis on s’est installé au Rang 6 sur la terre que Ti-Phat avait achetée quelques années avant. Mon fils Marc-Aurèle et ma petite-fille Esther en ont repris l’exploitation en l’adaptant aux exigences actuelles. Trois générations à bâtir en ces lieux. La vie continue et c’est très bien ainsi. Le printemps et la vie qui éclate de toute part : les arbres qui reverdissent et fleurissent, les plantes qui poussent et enfin, enfin, la rhubarbe. L’eau qui afflue de partout, les animaux qui naissent et qu’on envoie aux champs. Quel magnifique spectacle de liberté! Les plus jeunes enfants se tenaient sur le bord de la clôture pendant que les gars libéraient les animaux de leur carcan. Pis ils arrivaient un après l’autre en courant, en se secouant, en se chamaillant. On aurait cru les agneaux et les veaux installés sur des ressorts. Les derniers, trop impatients, étaient durs à relâcher. Je vois encore la scène… Pis, pour comble de bonheur, parfois un enfant qui naît, un autre qui commence à marcher, un autre qui commence à parler etc. Avec les semences à préparer, le jardin à planter, la couture, le grand-ménage et tout le tralala quotidien, pas de temps pour l’ennui. Ma descendance compte à ce jour 13 enfants, 27 petits-enfants et 26 arrières-petits- enfants. Alors, si la Vie m’a bien servie on peut dire que je lui ai rendu la pareille.

L’été

Les travaux de la ferme avec en supplément, pendant quelques années, l’expo agricole, les petits fruits à ramasser, le jardin qui produit enfin et qui apporte de la diversité et de la fraîcheur dans nos assiettes. Les vacances scolaires fournissaient des bras supplémentaires mais restait quand même du temps pour le jeu, la baignade et de petits pique-nique… et les filles qui lisaient leurs romans-feuilletons assises sous les pommiers.

L’automne

Les moissons à engranger, les labours, le bois de chauffage, les pommes, les conserves, la boucherie, la couture, le tricot. Fallait se préparer pour le long hiver… Des fois, ma mère venait me prêter mains fortes. Ça me faisait du bien de me reposer un peu sur elle.  

L’hiver

Le cardage, le filage, le tissage, on goûtait à tout. Et puis, peu à peu, les manufactures sont venues nous soustraire certaines tâches. En plus de la terre, Ti-Phat partait, parfois tout l’hiver, pour faire chantier et je restais seule à la maison avec mes enfants en bas âge, dans un rang, sans électricité et les chemins fermés avec, pour seule aide, un petit gars qui venait pour faire le train. Faut-il croire qu’il y avait un bon Dieu pour nous ? Je crois bien. Les temps ont bien changé et on a inventé toutes ces choses supposées rendre la vie plus facile. Plus facile en un sens, mais pas dans l’ensemble selon mon observation On s’en allait là-dedans sans trop se poser de questions mais c’était ça notre connu notre façon de vivre. Je suis contente d’avoir vécu à cette époque. Aujourd’hui, on dirait qu’il y a trop de choix et ça pas l’air plus simple. Nous avons travaillé très fort et, malheureusement pour Ti-Phat, à s’en briser précipitamment la santé. Lorsqu’il est tombé malade en 1966, pour assurer la subsistance de la famille, je suis sortie travailler. J’ai donc choisi un domaine où j’avais acquis une certaine expérience : la cuisine. Lorsqu’il est décédé en 1972, j’avais encore trois adolescents à la maison. J’ai aimé de tout mon cœur cette vie que j’ai bâtie de mes mains, au fil des saisons qui marquaient si bien le temps, prendre soin de ma famille et m’adonner à toutes les tâches que ça suppose. Pour mon grand bonheur et grâce à cette merveilleuse énergie dont j’ai bénéficié pendant si longtemps, j’ai pu jardiner jusqu’à l’âge de 88 ans. Avec un peu d’aide, il va sans dire…. J’ai développé mes propres aptitudes face à la vie et j’ai su, comme on dit, garder le moral. Dans les moments difficiles, je me répétais souvent « au bout la fin y sera ». Ce qui revient à dire qu’une fois qu’on s’est mis en action, qu’on a fait son possible, i est bon de laisser aller les choses, de faire confiance. Tout finit toujours par s’arranger… Les résultats ne correspondent pas toujours à nos efforts mais en fin de compte la Vie se balance tout le temps. Le printemps revient toujours, ça, c’est une certitude… Et je peux vous dire qu’une vie, aussi longue soit-elle, c’est vite passée… Alors je vous souhaite un magnifique printemps et si le cœur vous en dit : jardinez, ça rapproche du Merveilleux qu’est la Vie…